
DROIT DU TRAVAIL - FAUTE DE L'EMPLOYEUR - INDEMNISATION - L'absence de préjudice automatique
Depuis une désormais célèbre jurisprudence de 2016, le droit du travail français a connu des évolutions significatives en matière d'indemnisation des salariés suite aux manquements commis par leur employeur.
Tout a commencé avec l'arrêt de la Cour de cassation du 13 avril 2016 (Cass. soc., 13 avril 2016, n° 14-28293), qui a débouté un salarié de sa demande de dommages et intérêts pour délivrance tardive de divers documents de fin de contrat, en l'occurrence son certificat de travail et des bulletins de paie.
Il s'agissait alors d'un véritable revirement jurisprudentiel, la Cour de cassation rompant avec sa jurisprudence classique en la matière, qui jugeait que le défaut de remise ou la remise tardive à un salarié des documents nécessaires à la détermination exacte de ses droits entraîne nécessairement un préjudice qu'il convient de réparer (Cass. soc., 9 avril 2008, n° 07-40356).
C'était ainsi le cas de l'Attestation "Pôle Emploi" (désormais "France Travail"), dont la remise conditionne l'accès à l'ARE (Allocation Retour à l'Emploi), d'où sont importance pour le salarié ; ce qui justifiait pour la Cour de cassation une nécessaire indemnisation, même en cas de remise tardive d'une attestation rectifiée 8 jours seulement après la fin du préavis (Cass. soc., 17 septembre 2014, n° 13-18850 ; Cass. soc., 1er octobre 2014, n° 13-17515).
Le 13 avril 2016, la Cour de cassation rompt donc avec sa jurisprudence en jugeant que "l'existence d'un préjudice et l'évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond ; que le conseil de prud'hommes, qui a constaté que le salarié n'apportait aucun élément pour justifier le préjudice allégué, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision" .
En droit du travail, conformément aux principes essentiels du droit de la responsabilité civile, la réparation des préjudices subis par les salariés repose sur trois éléments :
- la faute (la violation d'un droit),
- le dommage (le préjudice),
- et le lien de causalité entre les deux.
La jurisprudence en droit du travail insiste donc désormais sur la nécessité de prouver concrètement le préjudice, même en cas de faute avérée de l'employeur.
On peut citer plusieurs arrêts depuis 2016, qui s'inscrivent dans cette lignée :
- S'agissant de l'illicéité et de l'annulation d’une clause de non-concurrence (Cass. soc., 25 mai 2016, n° 14-20578) ;
- En cas d'irrégularité de la procédure de licenciement ( Cass. soc., 30 juin 2016, n° 15-16066) ;
- S'agissant, de nouveau, de la délivrance tardive d’une attestation destinée à Pôle emploi et d’un certificat de travail (Cass. soc., 22 mars 2017, n° 16-12930) ;
- Concernant l'absence de visite médicale d’embauche (Cass. soc., 27 juin 2018, n° 17-15438) ;
- S'agissant de l'absence d’information sur la priorité de réembauche en matière de licenciement économique (Cass. soc., 30 janvier 2019, n° 17-27796).
Ces évolutions jurisprudentielles apportent une relative sécurité juridique aux employeurs.
Elles réduisent en effet le risque de condamnation automatique en cas de manquement formel aux obligations mises à leur charge par le droit du travail, à condition que ledit manquement ne cause pas de préjudice concret et prouvé aux salariés concernés.
Cette jurisprudence est en revanche très défavorable aux salariés et a considérablement réduit les chances de succès aux prud'hommes.
Ces décisions supposent en effet, côté salarié, une charge de la preuve plus lourde.
Les salariés concernés doivent non seulement démontrer la faute de l'employeur, mais aussi prouver le préjudice spécifique subi.
Cette exigence peut compliquer l'accès à une réparation effective, surtout dans des situations où le préjudice est diffus ou difficile à quantifier.
En effet, comment démontrer concrètement la preuve du préjudice résultant du fait d'avoir été privé d'un droit purement formel, tel que le respect du délai de 5 jours entre la convocation à l'entretien préalable au licenciement et ledit licenciement ?
On pourrait penser que le fait d'avoir été effectivement licencié, après l'entretien, sans avoir bénéficié de ce délai minimal de 5 jours suffise à caractériser le préjudice et à entraîner l'allocation de l'indemnité (symbolique) prévue par le Code du travail pouvant s'élever à un mois de salaire.
Toutefois, il est désormais systématique de se voir opposer dans cette hypothèse la jurisprudence relative à l'absence de préjudice automatique.
Il convient donc de faire preuve de pragmatisme, en rappelant par exemple que le salarié a été privé de son emploi à la suite d'une procédure irrégulière et, le cas échéant, qu'il n'était pas assisté et/ou présent lors de l'entretien préalable, faute d'avoir disposé du temps nécessaire pour se préparer audit entretien.
Les Juges du fond se montrent généralement à l'écoute et enclins à prononcer des condamnations (même "de principe"), pour peu qu'on leur présente les choses de manière étayée et concrète, et qu'on les plaide avec ferveur et persuasion.
Il convient également de leur rappeler la finalité et l'importance de leur mission de Juges, garants de l'application effective du Droit et des règles édictées par le Code du travail.
En matière de visite médicale par exemple, il convient de leur rappeler que l'employeur ne peut pas se contenter de se retrancher derrière cette jurisprudence, sans démontrer l'accomplissement des démarches engagées pour le respect de cette formalité.
Il convient de leur rappeler qu'il leur incombe de veiller au respect du Droit, sous peine de voir certaines règles tombées en désuétude, faute de condamnation en cas d'irrespect.
On voit en pratique que les Juges du fond (des Conseils de Prud'hommes et Cours d'appel) sont de plus en plus lassés de cette jurisprudence, dont usent et abusent souvent (voire systématiquement) les défenseurs côté employeur.
On observe aussi certains tempéraments jurisprudentiels depuis 2016.
On peut citer pour exemples :
- La jurisprudence relative aux carences de l'employeur en matière de mise en place d'institutions représentatives du personnel, qui causent nécessairement un préjudice aux salariés concernés en cas de procédure de licenciement pour motif économique, puisqu'ils se retrouvent privés ainsi d'une possibilité de représentation et de défense de leurs intérêts de manière illégitime.
- La jurisprudence récente en matière d'amplitude de travail : le seul constat du dépassement de la durée maximale de travail ouvre en effet droit à réparation selon la Cour de cassation (Cass. soc., 11 mai 2023, n° 21-22281 et 21-22912, s'agissant d'une salariée, qui exécutait des journées de travail de plus de 10 heures).
Ces tempéraments vont nécessairement se multiplier.
On peut toutefois profondément regretter que ce mouvement jurisprudentiel, à géométrie variable, est finalement source d'une grande insécurité juridique, tant pour les employeurs que pour les salariés, dont l'issue des procès n'en est que plus incertaine.